XIV
Domnine s’imaginait ne plus aimer : c’est ce qui explique sa résignation.
Elle ne s’émut guère en apprenant, à cinq ou six mois de là, que Médéric épousait une héritière ; et Médéric, dans son égoïste tranquillité, ne s’étonna pas davantage lorsqu’on lui annonça plus tard, comme une nouvelle indifférente, que la Civadone se mariait avec le Trabuc de la Font-des-Tuiles.
Ce mariage fit parler.
On se demanda si Gusta, Irma, la mère Mandre, avec le père, assisteraient à la noce. Mais pas un mot sur Domnine, comme auparavant respectée ! Du reste, à supposer qu’il en existât, ce double mariage aurait suffi pour faire tomber tout soupçon.
Voici, en ce qui concerne Domnine, comment les choses s’étaient passées.
Un jour, sœur Nanon l’appelant :
– Arrive, petite, j’ai quelque chose à te dire.
Et mystérieusement elle l’avait conduite non dans l’ancien atelier du rez-de-chaussée où, n’y voyant plus guère que du bout des doigts, elle passait ses journées à filer au rouet des cocons bourrus, mais dans la chambre à bonne odeur de cire et de pommes, la chambre des rideaux blancs et du crucifix aux bras grands ouverts.
Ce ne pouvait être évidemment que pour une communication grave. Domnine eut peur. Les fautes reviennent comme les morts, et ce que l’on croyait caché, au moment où l’on y pense le moins, se découvre. Elle eut peur que sœur Nanon ne connût tout, et, dans cet escalier où la nuit, à tâtons, retenant son haleine, tant de fois Médéric se glissa, une horrible angoisse serrait son cœur.
Mais sœur Nanon était souriante. Il y avait même dans son sourire de la malicieuse bonté.
– Assieds-toi ici, ma Civadone, elle la nommait toujours ainsi dans ses jours de gaieté ! ici, plus près, tout près de moi... Te voilà grande et belle fille. Vingt ans passés, bientôt. C’est la saison où, de mon temps, on commençait à songer au mariage. Le mariage, pour celles que l’idée de leur cœur ne porte pas à choisir Dieu, est une noble et sainte chose. Il réjouit le Ciel et, par surcroît, éloigne les tentations. Car jolie et pauvre, pauvre surtout comme tu l’es malgré ton métier, les tentateurs ne te manqueront point.
Au mot de mariage, tout de suite, Domnine s’étonna, n’ayant jamais imaginé dans ses rêves les plus ambitieux que quelqu’un pût vouloir d’elle comme femme.
Et sœur Nanon continuait, toute réjouie de l’étonnement de Domnine.
– Non ! quoique je voie clair dans tes yeux qui ne peuvent rien me cacher, sœur Nanon, la sœur Nanon des sept soleils, ne radote point en te parlant comme elle parle.
Sœur Nanon sait un amoureux, pas bien beau garçon, pas bien jeune, mais tout taillé pour faire le meilleur des maris. Il en perd son dormir, pauvre homme ! L’as-tu remarqué, seulement ? Aujourd’hui, hélas ! les filles n’ont de regards que pour les freluquets. As-tu remarqué que Trabuc...
– Le vieux Trabuc de la Font-des-Tuiles ?
– Parfaitement ! le vieux Trabuc, il aura bientôt cinquante ans ! le vieux Trabuc qui, sous prétexte d’être mon rentier pour la vigne du Plant-des-Tines vient, depuis trois mois, tous les dimanches que Dieu fait, s’installer en bas, au plain-pied, immobile et muet comme un saint de bois et n’ayant l’air de vivre que si, par hasard, la Civadone passe ; Trabuc qui, avec l’espoir de te rencontrer, m’apporte tout le temps des gibiers dont je n’ai que faire, et qui un jour, Jésus Marie ! au beau milieu du saint carême, voulut quand même me laisser je ne sais plus quel diable de canard à bec pointu, à longues pattes, soutenant que c’est viande maigre et que les évêques, sans scrupule, en mangent tout le long de l’an.
Domnine avait rougi. Sœur Nanon se trompa sur le motif de sa rougeur. Domnine rougissait en se rappelant Médéric ; mais sœur Nanon s’imagina que c’était de surprise et de joie.
Domnine aurait dû parler, avouer sa faute, chercher au moins un prétexte pour refuser Trabuc. Domnine aurait dû se montrer héroïque.
Mais l’héroïsme est difficile, même aux paysannes. Domnine se tut. Le mariage de Médéric ne l’avait-elle pas dégagée ? Elle se tut, absoute en son âme par la certitude qu’elle croyait avoir de ne plus aimer, et par le serment qu’elle se fit d’oublier à tout jamais Médéric.